Les bistrotières
« Salut à toi Audierne, ô pays des bistrots »
Ainsi parle Daniel Guézengar, poète né à Audierne, à qui il va dédier un poème entier sur les bistrots Audiernais, dont nombre d’entre eux, la plupart même, ont aujourd’hui disparu. Combien en effet étaient-ils à son époque et combien en reste-t-il aujourd’hui ?
Hauts lieux de sociabilité en un temps où la vie était rude dans un port de pêche. Lieux d’échange avant et après le retour en mer, où se font les comptes et la paie, et où la patronne commande.
Curieusement en effet, bistrotier n’est pas un métier d’hommes, c’est aux femmes à qui il faut confier l’affaire. Parce que les hommes sont en mer ? Parce que nombre d’entre elles sont veuves de marins ou veuves de guerre et que la loi le leur permet ?
Parce qu’elles le veulent tout simplement. Elles seront donc bistrotières par prudence aussi peut-être, pour ne pas voir couler la caisse… C’est ainsi qu’il arrive que trois générations de femmes se succèdent derrière le comptoir et ce durant plus d’un siècle.
Une maison bien tenue est un établissement dans lequel, chaque jour on répand par terre du sable ou de la sciure de bois. C’est plus commode, et plus hygiénique, avec tous ces chiqueurs et leur barre de roll. Ces temps sont révolus. Reste le souvenir. Celui du temps d’avant.
Gwaien gwechall.
Une dynastie de tenancières
« Channig Pen ar Marc’had » , « Tante Zine », « Nette », qui pourrait se douter qu’entre Jeanne Normand, Ambroisine Ladan et Nette Brénéol, qu’il s’agisse d’une seule et même famille ?
Avant de le tenir à Audierne dans la Grand-rue, Jeanne Normand a d’abord tenu son bistrot, comme sa mère et sa grand-mère sans doute avant elle, à Pen Ar Marc’had, là-bas près du pont. Et puis, une fois mariée, elle a ouvert son débit de boisson à Audierne dans la Grand-rue, jusqu’après la Première Guerre mondiale. Elle est la femme de Jean-Raymond Ladan, pilote au port d’Audierne, sur l’Amitié.
Leur fille, Ambroisine, épouse Brénéol, va tenir au tout début des années 20 le Restaurant des Voyageurs dont le bar est juste en face de la gare, lieu privilégié de rencontres et d’échanges à l’arrivée et au départ du petit train, jusqu’à la guerre où, pour ne pas avoir à servir l’occupant elle ferme tout simplement sa boutique. Seul le bar devenu Buvette des voyageurs rouvivra après guerre où, avec le bistrot voisin, chez Biger, viennent boire un verre patrons-pêcheurs et mécaniciens, patrons et ouvriers du Garage, où l’on parle moteurs Baudoin et moteur Bernard. Agents des Affaires Maritimes et marins en retraite viennent aussi. Ici on vient toucher et arroser sa pension.
C’est Jeannette qui reprendra l’affaire, tardivement, au décès de sa mère et tiendra à son tour le bar de l’Hôtel des Voyageurs, en se souvenant d’un temps où, à l’arrivée du petit train, il fallait trois personnes pour servir au comptoir. Elle fermera son affaire, à regret. Le bistrot, qui n’a jamais rouvert depuis, se souvient encore du tout dernier client : Toshio Murayama, un peintre japonais.
Ma zro zo ! Petra po ?
C’est mon tour ! Qu’est ce que tu auras ?
Au fond, les façades sont toujours les mêmes, et donc les clients aussi. Seuls diffèrent les équipages, chaque bateau ayant ses habitudes. Seules diffèrent également les enseignes, avec le niveau de la licence, dont la plus convoitée : la licence IV, celle de la grande distribution.
Le rouge, le rouge lim’, le petit bon, rouge amélioré ; le mus’, le muscadet, à l’ordinaire, c’est toujours la même chose. Un jour cependant viendra le temps des bocks et des bières qui emportera tout sur son passage. Qui commande encore du coup de tafia ou de ratafia ? Qui se souvient que demander un champagne c’était passer commande d’un verre de rhum et de limonade ?
Cependant pourtant, offertes à la vue du consommateur, trônent aussi les bouteilles d’apéritifs. Avec ses quinquinas et ses vermouths, ses apéritifs à base de vin et ses apéritifs à base d’alcool, ses anisés et ses amers, ses alcools forts aussi, les verres défilent au comptoir.
Ainsi donc Saint-Raphaël, Dubonnet, Byrrh, Noilly-Prat pour les premiers, Martini et Cinzano pour les deuxièmes, Pernod, Ricard, Berger pour les troisièmes, Suze et Picon pour les suivants. Claquesin qui sonne comme tocsin et signifie qu’il est l’heure de rentrer. Lillet blanc et Lillet rouge. Vermouth, Vermouth-cassis, Cassis-picon, Picon-bière. Le fin connaisseur, l’original, lui, réclamera son Mandrin-Curaçao avec un peu d’eau de Seltz.
Si les comptoirs pouvaient parler ? Que nous raconteraient-ils ?
Des brèves de comptoir ou des histoires sans fin ?
Yech’ed mat d’an holl, heman zo ‘ vont da goll ! Santé à tous, celui-ci va à sa perte !
On verse sans faux col. On lève bien haut son verre. On paie comptant ou à crédit, on fait des boss, ce sera marqué sur l’ardoise. De toutes façons ce sera payé un jour, sans discuter, sans compter, sans vérifier. Heureux temps.
Que serais-tu Audierne sans tes petits bistrots ?
Jean-Luc Scoarnec
(extrait de l’exposition 2022 Les femmes et la mer)