L’immatriculation des chaloupes du quartier maritime d’Audierne : approche typographique d’un phénomène d’épigraphie vernaculaire.
Les marques de poupe (nom et quartier maritime) sont une obligation qui remonte à 1795. L’identification des bateaux était un outil de surveillance, en conséquence, pour une bonne lisibilité, les lettres devaient être peintes en blanc sur fond noir et avoir 4 pouces de hauteur.
Sur un daguerréotype de 1840, on ne voit pas de marque à l’avant. C’est le conflit avec les Anglais — afin de savoir si l’embarcation était bien autorisée à pêcher les huîtres autour des îles anglo-normandes — qui est à l’origine de la 2e loi sur le sujet : la convention de 1853 exigea de peindre à l’avant, sur les deux bords 1 lettre (ou 2) indiquant le quartier maritime et l’immatriculation, toujours en blanc sur fond noir. Selon la taille des bateaux, les caractères devaient faire 45 cm de hauteur pour 6 cm de largeur pour le fut ou 25 cm pour 4 cm.
Quimper (Q) avait alors 3 sous-quartiers : Douarnenez (QD), Audierne (QA) Concarneau (QC) (photo 1857/1858, Charles Fume et Alexis Tournier in Voyage en Bretagne). Les photos de cette époque sont rares ; une photo de l’anse de l’Enfer montre un bateau sur le bord droit où on peut lire QD.
En 1869, Douarnenez devient un quartier de plein exercice immatriculé DO et Audierne son sous-quartier immatriculé DOA, ce que l’on peut voir sur la voile d’une marine anonyme conservée au musée de Pont-Aven. Ainsi que dans le tome 4 d’Ar Vag où un bateau de l’île de Sein est immatriculé DOA 2504 (il s’agit du N-D de Bon Voyage, patron Jean-François Couillandre).
En 1882, le commerce explose et les sous-quartiers deviennent tous quartiers de plein exercice. Mottez de la Marine envoie un courrier à chaque préfecture demandant des propositions de lettres. On peut supposer, en l’absence d’archives, que la réponse pour Audierne fut A.
Le quartier maritime d’Audierne s’étend de la pointe du Millier à la frontière Plovan / Tréguennec et comprend nombre de petits ports et abris autour des deux plus importants qui sont Audierne et Sein.
La plus ancienne photo retrouvée a été prise par Paul du Châtellier en 1888 : elle représente le A 1122, un canot de 2,60 tx à Jacques Penhoët d’Audierne. On note le style typographique Didot, caractère « officiel » depuis l’Empire.
Sur la photo de Victor Camus, le A 1207, N-D du Bon Secours à Henri Floch de Plogoff, le A de base Didot s’orne de barbes et sur un bateau de l’île de Sein, la barre horizontale du A a la forme d’un chevron. Sur une autre photo de Victor Camus, prises début 1892/1893, on voit le premier A gothique sur l’immatriculation du A 14??.
Cela devient rapidement la mode mais elle n’est pas toujours suivie ; pour preuve on ne trouve pas à Sein en 1895 les enrichissements qui étaient fréquents sur le continent, uniquement des chevrons (comme à Plogoff). On constate aussi que l’interlettrage est toujours bien régulier. Curieusement, le pilote de Sein arbore dans sa voile la simple lettre S pour Sein.
Puis on note l’arrivée d’emblèmes religieux ou républicains. Le canot A 1753 construit en 1898 porte des marques très anciennes, de même le A 1831, le Sainte Edwete. Les emblèmes du coq ou de la colombe sont très répandus y compris dans le pays Bigouden et à Concarneau.
Le A 47 gothique du Coq du Loch est à peine reconnaissable même s’il est historiquement correct. Qui a bien pu donner à Jean-Clet Kerninon cette idée de lettre si difficile à reproduire ?
Entre 1914 et 1918, obligation a été faite de doubler la taille des caractères pour plus de lisibilité.
Sur une photo de 1925, on constate qu’un U a été rajouté grossièrement à côté du A. Pendant 50 ans les quartiers d’Audierne et d’Auray ont eu la même initiale. Même si Auray ornementait son A en l’étalant (spreading style), la différence n’était pas flagrante et pour les différencier, un U ou un Y a été ajouté, selon le quartier. Comme les marins n’avaient pas l’intention de refaire entièrement leur immatriculation, faute de place, la 2e lettre s’est retrouvée placée en exposant entre l’initiale et le chiffre.
Ventes et reventes peuvent se lire sur les coques où les immatriculations se superposent. Par exemple, on lit bien GV 4148 sous le A 947. En fait, on voit un Q sous le G. En 8 ans, ce bateau est passé de Q 4148 à G 4148 puis A 947 et même AU 947. La nouvelle immatriculation a astucieusement réutilisé le 4. Ces récupérations propageaient les styles et les formes qui se sont mis à voyager.
Les espars et tout ce qui pouvait passer à l’eau devaient être également gravés.
Pourquoi le gothique ?
Le gothique n’est pas un caractère germanique. Le titre du journal Le Petit Brestois est écrit en lettres gothiques mais on le trouve rarement sur les affiches publicitaires. On trouve quelques rares cas d’initiales gothiques à Camaret, Lorient ou Douarnenez (avec quelques variantes).
Une origine religieuse ?
Non, il y a peu de gothique dans les ouvrages religieux que pouvaient posséder les pêcheurs (si toutefois ils en avaient les moyens), pas plus que sur les feuilles volantes des cantiques vendues lors des pardons.
Une origine laïque ?
Le marché de l’édition inondait les écoles de cahiers d’écriture où les 3 modèles à imiter étaient la ronde, la bâtarde et la gothique !
Une origine pratique ?
Les entreprises parisiennes vendaient des pochoirs pour les livres de comptes qui permettaient d’écrire « Avoir » et « Doit » en belles lettres gothiques et dans plusieurs tailles.
Enquête logotypique
Ce A gothique est devenu un signe fédérateur, à commencer par le A des livres Ar Vag créé par Henry Kérisit. Il l’a trouvé sur un bout de bordé marqué Au 2 qu’il a arraché à l’Émeraude des mers Au 2309 lorsqu’il est venu faire le relevé du cimetière de bateaux de Locquéran en 1970. Il figure maintenant également sur le logo du Musée Maritime du Cap Sizun ainsi que sur l’emblème de la ville d’Audierne.